Sometimes a book

Les éditions Albin Michel terminent l’année 2023 en beauté. Entre La fille qui se noie et L’affaire Crystal Singer, ils nous offrent des textes forts et très justes dans les émotions qu’ils déploient. Je vous parlais de mon coup de cœur pour le premier dans un précédent article, place à L’affaire Crystal Singer, un texte à la beauté saisissante. 

Une figure qui nous hante

Si L’affaire Crystal Singer s’inscrit dans le genre de la science-fiction de par les thématiques qui sont tissés en toile de fond, ce roman est avant tout une histoire intimiste, celle d’une femme que l’on découvre presque uniquement à travers le regard des autres et particulièrement de son petit-ami Nick. Cette femme c’est Crystal Singer, une brillante mathématicienne qui a réussi à décrypter une équation mathématique transmise par des extraterrestres depuis la planète Mars. Du jour au lendemain, Crystal va devenir célèbre, ce qui va bouleverser sa vie et celle de ses proches, et l’installer comme une figure cryptique de celle que l’on admire de loin sans jamais réussir à vraiment comprendre l’essence. Cet effet est brillamment accentué par la narration. Si la première partie, qui se déroule avant la réponse donnée par Crystal à l’équation des extraterrestres, nous permet de la rencontrer et de commencer à appréhender sa personnalité et ses relations, la suite ne nous la montre que comme une figure lointaine. On ne la suit plus qu’à travers des correspondances ou la parole de ceux qui l’on connue. Ainsi la jeune femme s’inscrit comme un fantôme dont les volutes ne cessent de nous échapper, comme elles échappent à Nick. Sa présence se fait de plus en plus lointaine, elle se cache, disparait. Et pourtant la fascination qu’elle suscite ne faiblit jamais, continuant sans cesse de nous hanter.

L’uchronie aux services des mathématiques et de la philosophie

Si L’affaire Crystal Singer place donc en son centre le personnage de Crystal, c’est en réalité Nick que l’on suit dans le récit. La première partie dépeint sa relation avec Crystal et sa bande d’amis, tous fraîchement diplômés du MIT. On découvre une bande d’étudiants joyeux et passionnés qui gravitent déjà tous autour de la figure de Crystal. On découvre également dans cette première partie la fascinante uchronie mise en place par l’auteur : la planète Mars est habitée par des êtres inconnus qui ne communiquent que via des équations mathématiques. Equations mathématiques de plus en plus complexes que les hommes peinent à résoudre. Même sans être passionnés de mathématiques, ce contexte bien particulier nous fait aisément ressentir la fascination des personnages pour les mathématiques et pour le fait de trouver la réponse à l’équation. Ethan Chatagnier propose un texte proche de notre réalité, dans lequel on peut aisément se projeter et comprendre l’obsession que l’on peut ressentir pour cette énigme et pour que le dialogue avec les extraterrestres reprenne.

Si le contexte nous rend donc d’autant plus proche des personnages, l’uchronie n’est en réalité que la toile de fond de ce récit, et il ne faut pas penser qu’il s’agira de la thématique principale. Le but du récit n’est pas de livrer une histoire de premier contact et de percer les mystères de la vie martienne. Ce dialogue qui s’installe entre hommes et extraterrestres, qui est à la fois fascinant et si frustrant dans toutes les interrogations qu’il amène, sert avant tout de métaphore, métaphore sur les difficultés à comprendre l’autre. Le roman nous montre que quel que soient les mots ou le langage utilisés et que quelle que soit la distance qui sépare deux être, qu’elle soit extrêmement proche ou au contraire extrêmement lointaine, on ne peut jamais réellement comprendre l’autre. À ce titre, le titre anglais du roman est très évocateur : Singer Distance, on ne pourra jamais réduire à néant la distance qui nous sépare des autres, comme le montre le personnage de Crystal, figure insaisissable qui même quand on s’en rapproche, semble toujours aussi éloignée. 

Un magnifique texte sur le manque

L’affaire Crystal Singer prend alors réellement son envol dans les parties 2 et 3, dans lesquelles les questions philosophiques liées à la distance se mêlent aux mathématiques et particulièrement à la notion d’entropie. Ne pensez pas pour autant que le texte n’est pas abordable, ces thématiques sont magnifiquement mises en scène par l’intrigue, les rendant accessibles et passionnantes. 

Je n’avais pas l’intention d’en dire autant, au départ. Rhea posait les bonnes questions, auxquelles je répondais honnêtement. À vrai dire, je pensais beaucoup à l’entropie depuis quelques années. Je me sentais ralentir, énergie stagnante. […] Mon estime de moi, mon sens de l’organisation et de mes capacités étaient réduits à des rondins de Lincoln en désordre par terre. Tout ça avait exigé de sortir à cause des questions de Rhea sur l’entropie. J’avais filtré ce que je pouvais. Il ne faut pas cacher la vérité aux enfants. Il ne faut pas non plus leur dire : Ta vie entière ne sera qu’entropie. 

Et ce qui ressort et qui est peut-être le plus brillamment décrit dans le récit est le sentiment de manque délivré à travers le personnage de Nick qui voit Crystal s’éloigner de plus en plus de lui. Elle passera des années à la hanter entretenant ce manque si bien décrit avant qu’il ne se décide à partir à sa recherche. J’ai été énormément touchée par la manière dont l’auteur aborde la thématique du manque avec beaucoup de justesse et d’intimité. L’intrigue a des saveurs douces-amères, assez singulières correspondant aux ambiances que j’apprécie le plus. La fin est également très réussie, offrant le dénouement émouvant qu’il fallait à cette histoire et permettant de découvrir une facette différente de Crystal, un personnage complexe qu’on peut passer des heures à analyser. Mais, Ethan Chatagnier nous a prévenu, on ne peut jamais complètement comprendre l’autre.